Linda Berubé : regards sur la médiation en entreprise outre-atlantique
Propos recueillis par Nathalie Mauvieux
Linda Bérubé, d’abord travailleuse sociale, puis thérapeute familiale et médiatrice depuis les années 80, exerce depuis 15 ans en tant que médiatrice en milieu de travail pour de grandes Entreprises ou Administrations au Québec. Elle est également enseignante à l’université de Sherbrooke au sein du programme « Prévention et règlement des différends » de la faculté de droit. Elle propose une formation en ligne pour des avocats, cadres RH ou médiateurs en entreprise. Elle enseigne la négociation à la faculté de médecine, auprès d’intervenants en ergothérapie.
La médiation en milieu de travail au Québec : terrain de prédilection dans les grandes organisations, les PME sont peu en demande
La médiation au travail au Québec se développe surtout dans de grandes Entreprises ou administrations dotées généralement de politiques actives de prévention.
Au Québec, les petites et moyennes entreprises sont peu demandeurs de médiation : une étude réalisée par La professeure Marie-Claire Belleau de la Faculté de Droit de l’Université Laval à Québec, montre qu’assez majoritairement les patrons de PME estiment ne pas connaître de conflits internes : si problèmes il y a au sein de leurs équipes, ils sont réglés par l’autorité que leur confère leur rôle.
Autrement dit, au Québec les petites entreprises ont une vision du conflit assez restrictive : soit on le règle par autorité, soit le turn-over dans un contexte de grande flexibilité du marché de l’emploi s’en charge.
Développer l’activité par la fidélisation d’un réseau de prescripteurs
J’interviens notamment à Hydro-Québec (production, transport et distribution d’électricité) ou encore Revenu Québec (perception des impôts et des taxes), à la ville de Montréal, ou dans le réseau de santé.
Mon expérience passée de médiatrice m’est utile : les grandes organisations ont une structure assez proche de celle d’une famille, dans une approche systémique commune avec des caractéristiques transposables : des acteurs, une hiérarchie, des rôles, des parents gestionnaires, des rivalités fraternelles, et même des « grands parents » qui s’en mêlent quand les patrons viennent voir ce qui se passe sur le « plancher ».
Je développe mon activité par la fidélisation, inhérente à toute stratégie commerciale. Mais en médiation les besoins des médiés eux-mêmes sont rarement récurrents. La fidélisation prend donc d’autres voies : je ne peux pas fidéliser ma clientèle mais je peux fidéliser mes référents, qui constituent un réseau que je cultive. Ils sont DRH, conseillers syndicaux. C’est au besoin de ces derniers de rétablir la paix et d’améliorer un climat de travail, que peut répondre la médiation.
Les médiations inter-individuelles : l’arbre qui cache la forêt
Les médiations que je conduis sont le plus souvent collectives : deux personnes en conflit c’est souvent la partie émergée de l’iceberg : rapidement se forment des clans dans les équipes, le conflit s’étend à d’autres acteurs .
Si cela ne concerne vraiment que deux personnes, le manager est systématiquement associé parce qu’il a un rôle de cadrage et que certains sujets ne peuvent pas être résolus par la médiation.
Des organisations syndicales associées dans le processus de médiation
Au Québec, le pouvoir est du côté des employés, en raison du manque de main d’œuvre ; ils sont chouchoutés pour être fidélisés, et les organisations syndicales, déjà affaiblies parce que les conditions de travail se sont beaucoup améliorées au fil des ans, sont en quête d’une nouvelle identité. Les organisations syndicales sont généralement associées à mes interventions.
Les syndicats n’ont pas le même positionnement selon qu’on se situe dans les relations de travail ou les relations au travail. Dans les relations de travail, c’est la négociation, dans le rapport de force. Dans les relations au travail, c’est la poursuite d’objectifs communs, sans affrontement : les syndicats sont mal à l’aise quand des conflits existent au sein de leur base. Ils ne sont pas hostiles à la médiation.
L’enquête, une pratique plus fréquente que la médiation
Le Québec a adopté des dispositions sur le harcèlement psychologique à même sa loi de juin 2004 sur les normes du travail. Cette loi oblige les managers à agir en offrant à leurs salariés un milieu de travail exempt de harcèlement psychologique.
En cas d’allégations de harcèlement, si après examen préliminaire, la plainte est jugée recevable, des enquêteurs indépendants sont diligentés par les employeurs. Ils mènent une étude basée sur des critères de harcèlement spécifiques visant à déterminer si le harcèlement est constitué ou non.
Mais ces enquêtes sanctionnent, sont coûteuses et ne permettent en rien de restaurer la relation ou d’améliorer le climat de travail. Les employeurs pour se dédouaner demandent des enquêtes, ils veulent être sûrs d’avoir un résultat et sortir ainsi de leur embarras face aux conflits ; mais l’équipe ne sort pas d’embarras. Suite à l’enquête il est fréquent qu’une personne quitte le service, et souvent malheureusement il s’agit des victimes. Les employeurs qui appellent un vrai changement font plutôt appel à des médiateurs. L’expérience des 15 années d’application de la politique démontre que d’autres moyens que l’enquête sont préférables : formations sur la civilité au travail, médiation, etc.
La confidentialité, frein au développement de la médiation en Entreprise
Au Québec comme en France les fondamentaux de la médiation reposent, notamment, sur la confidentialité et le volontariat, la neutralité, le bon vouloir et la bonne foi.
La neutralité du médiateur existe-t-elle vraiment ? Dans son acception la plus pure, être neutre ce serait, comme en chimie, être « insipide, inodore, incolore ». Ce n’est pas le cas du médiateur. Mais il doit veiller à adopter un positionnement neutre, dans un processus neutre, et une apparence parfaitement aboutie d’impartialité.
La confidentialité a son revers ; en Entreprise, elle se heurte à ses principaux fondements : la clause de confidentialité peut susciter des réserves de la part des managers et limite son développement.
Dans certaines problématiques je suis consultante plutôt que médiatrice, je donne un point de vue que je ne pourrais pas apporter en médiation. J’utilise beaucoup des postures du médiateur, notamment l’indépendance, la pose du cadre, le contrat de confiance avec les personnes, mais je ne suis pas enfermée par la confidentialité, tout en étant très claire avec les personnes sur ce point. Je ne suis pas condamnée à utiliser le seul outil de la médiation.
Je constate aussi que le principe de libre engagement des parties peut mettre un terme à la médiation, alors que, si une partie refuse la médiation, cela ne signifie pas qu’il n’y a rien d’autre à faire pour régler les différends.
De la médiation au conseil en prévention et règlement des différends
Aussi je me présente en entreprise non pas comme médiatrice, mais comme consultante en prévention et règlement des différends. Ce qui lui laisse la latitude de proposer des prestations de médiation, mais aussi de coaching, analyse du climat de travail, animation de collectifs, de formation, de diagnostic organisationnel…
Un fil rouge méthodologique : s’attarder sur le chemin plutôt que viser trop vite l’arrivée
Mon approche en Entreprise c’est avant tout de ne pas arriver trop vite aux solutions, mais de prendre le temps du diagnostic (« qu’est-ce qu’il se passe »), de l’écoute (« quels sont les intérêts et les besoins ? ») et enfin des préconisations (« quelles sont les différentes options d’intervention ? »).
Un souvenir marquant ? En 2003 un département d’un collège québécois est mis sous tutelle suite à des plaintes de harcèlement croisées. Parmi les 25 enseignants concernés, 3 sous-groupes sont mis évidence : les orthodoxes, les rebelles, les observateurs.
Une analyse systémique des inter-relations au sein du département est réalisée, puis des groupes de travail minutieusement composés d’enseignants représentant les factions qui s’opposaient mais capables néanmoins de s’adresser la parole, échangent pendant des mois sur les besoins et les options possibles, autour de trois enjeux majeurs. En travaillant sur les enjeux, on a travaillé sur la définition des liens entre les personnes, bien plus que sur les enjeux eux-mêmes. Ce travail a permis de sortir de la dynamique des clans, et les plaintes de harcèlement - qui étaient le reflet de problématiques bien plus larges - ont été levées.
France-Québec : l’ancien monde et le nouveau monde, des regards différents sur la médiation
Il existe de grandes différences de culture organisationnelle entre la France et le Québec. La France est un pays de tradition millénaire, avec des structures très ancrées, des façons de faire qui résistent au changement, en opposition aux structures québécoises plus souples et sans autant d’ancrage. A Paris, le long de la Seine, que pourrait-on ajouter de plus beau et de plus fastueux à cette architecture ? au Québec c’est le contraire, il y a encore des espaces pour construire, et cela se reflète dans la mentalité des gens.
En France la hiérarchie me paraît beaucoup plus présente et instituée qu’au Québec, où les préséances hiérarchiques sont bien moindres, un salarié pouvant avoir un rapport plus spontané avec son patron. J’ai l’image de la France coloniale habituée à une forme de suprématie et d’autorité, par rapport au nouveau monde qui défriche, et grandit en permanent devenir.
Comme si le modèle français et le modèle québécois s’opposaient, autour du cadrage et du respect des règles d’un côté de l’Atlantique, l’ouverture et la créativité de l’autre côté. Toutefois, si cela est vrai de la culture en général, c’est sans doute en train de changer avec le formidable travail des professionnels qui s’intéressent à la médiation en France.
Accepter une médiation en Entreprise, c’est pour le manager accepter de laisser une partie de son pouvoir à la base. C’est accepter que si l’autorité peut régler des problèmes, le manager doit aussi avoir la capacité de se remettre en question quant aux besoins de l’organisation et des personnes.
Pour autant, au Québec nous ne nous percevons pas comme appartenant au modèle anglo-saxon, car on se sent d’abord « latins français », et le reste du Canada nous voit d’ailleurs comme des latins ; en revanche, nous sommes des Nord-Américains, donc des pionniers qui à leur commencement ont dû apprendre à se débrouiller seuls et avec peu, habitués à s’organiser et non pas à se faire organiser.
Peu de médiateurs, et un potentiel pour la médiation ?
Au Québec, finalement assez peu de médiateurs interviennent dans le domaine des relations au travail. Il existe des psychologues organisationnels, des enquêteurs en harcèlement, mais pas beaucoup de médiateurs. Les enquêteurs prescrivent parfois une médiation, mais cette pratique en est encore à ses balbutiements.
L’institut de médiation et d’arbitrage du Québec réalise actuellement un travail de fond pour promouvoir la médiation en Entreprise, en organisant des tables rondes par secteurs d’activité, auxquelles participent des médiateurs. Ils présentent ce qu’est la médiation, à des interlocuteurs RH, des managers, des conseillers syndicaux. Il y est aussi question de travail en coopération entre tous les partenaires, pour développer les synergies et les interactions.
En matière de médiation familiale, la formation initiale dure 60 heures et elle est obligatoirement suivie, au cours des deux années suivantes, de 10 dossiers supervisés par des médiateurs d’expérience, dont 5 avec entente. La supervision a lieu par téléphone, elle est facturée. 45 heures de formation complémentaire ont lieu pendant cette période de 2 ans.
L’identité du médiateur ne doit pas être morcelée
Fonder son identité de médiateur sur l’ensemble de son identité professionnelle me paraît essentiel : ses compétences, son expérience, ses réseaux. Il faut partir de là où on est et construire à partir de toute son expérience et pas seulement de ses cours de médiation. Ni rester enfermé dans la médiation à tout prix. Il y a des illusions par rapport au monde de la médiation ; un médiateur sain d’esprit comprend vite qu’il ne gagnera pas sa vie en faisant uniquement de la médiation, sauf s’il est salarié d’une organisation. Il faut avoir plusieurs cordes à son arc.
Ceci dit, il est important de conserver dans tous les cas à la médiation sa vocation originelle, sans la transformer, sans la dénaturer.
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