La Médiation interne : mieux gérer les conflits dans les organisations
Une interview de Martine Sepiéter et d'Arnaud Stimec à propos de leur livre « Médiation interne : comment les organisations gèrent les conflits avec succès? » Collection Ressources Humaines - DUNOD - 10/2021
Martine SEPIÉTER est médiateur professionnel en entreprise, elle a créé et pilote le dispositif de médiation interne à la SNCF. Arnaud STIMEC est professeur à l’IAE – Université de Nantes et médiateur depuis 30 ans.
- Comment vous est venue l’idée d’écrire ce livre ?
M. Sepiéter En tant que responsable du dispositif de médiation interne de la SNCF, je suis régulièrement sollicitée sur ce sujet par des DRH, des managers ou des futurs médiateurs. Cet ouvrage propose donc dans sa deuxième partie, une méthodologie de déploiement d’un dispositif de médiation interne.
A. Stimec Je m’intéresse depuis des années à la médiation interne, dans l’idée qu’elle puisse servir d’espace de bonification des organisations. J’ai aussi souhaité rendre compte dans cet ouvrage du travail visible et invisible des médiateurs.
- Pourquoi ce thème et pourquoi maintenant ?
M. Sepiéter La médiation comme modalité respectueuse et efficace de traitement des tensions ou conflits, est en train de prendre son essor, y compris dans les entreprises. Or, il existe toujours des frottements entre l’individu au travail et l’institution, mais leurs modalités de traitement ne sont pas toujours nommées, objectivées ou processées. Nous avons voulu avec Arnaud Stimec porter un regard sur le système de gestion des conflits propre à toute organisation et mettre en évidence la portée de la médiation dans ce contexte.
A. Stimec Il me paraît essentiel que les médiateurs internes ne se laissent pas enfermer dans des indicateurs statistiques réducteurs, comme le nombre de médiations réalisées ; ou encore le taux de réussite des médiations, qui est selon moi un indicateur pour la conciliation mais pas pour la médiation. Un médiateur ne peut pas être évalué avec un indicateur de conciliateur. La force de la médiation interne, c’est de mettre en avant d’autres indicateurs que ceux qui nous placent en « concurrence déloyale ». Rencontrer des dizaines de salariés en 1 an pour parler de conflit et de QVT, c’est bien plus porteur qu’un taux de réussite des médiations réalisées.
Quand on parle médiation, on évoque essentiellement l’activité « noble » – les entretiens individuels et la rencontre plénière-, mais dans la vraie vie du médiateur il y a tout le reste, et tout est utile. Se cantonner aux statistiques, ne rend pas compte du travail invisible des médiateurs, le travail masqué qui fait aussi médiation.
- A qui s’adresse l’ouvrage ? que va-t-on y trouver ?
M. Sepiéter L’ouvrage s’adresse aux acteurs de l’entreprise, DRH, responsables relations sociales, déontologues, managers, représentants syndicaux, consultants, et aussi aux médiateurs. Notre intention est que la médiation puisse être saisie par tous ces professionnels, et qu’elle devienne, de par sa pertinence, un levier auquel on pense pour la gestion des conflits.
Nous commençons donc l’ouvrage par une première partie présentant un panorama des dispositifs existants, puis une compréhension et une prise de repères sur ces sujets que sont les systèmes de gestion des conflits (SGDC), les désaccords et les conflits, les types de médiation etc. Ensuite la 2ème partie se centre sur la médiation et propose une méthode concrète de mise en œuvre d’un dispositif de médiation interne en détaillant les questions à traiter au travers de nombreux exemples opérationnels. Si on veut les résumer, ces questions sont de cinq grands types : questions stratégiques, questions d’émergence du projet, questions techniques, questions déontologiques et questions de gouvernance du dispositif.
A. Stimec Le mot “Médiation” est utilisé dans une pluralité d’usages et on y perd en clarté.
L’ouvrage propose 6 grands modèles de médiation. Les différents modèles se regardent souvent de façon “supérieure”. Or il n’y a pas un modèle meilleur que les autres. Beaucoup de médiateurs ne sont pas dans la souplesse, voire pensent détenir la vérité sur ce qu’est la médiation. Cette posture est absolument non neutre, parfois proche du militantisme et de la croyance.
- Quels angles/approches par rapport à d’autres ouvrages sur la médiation en organisation ?
M. Sepiéter Derrière le mot médiation il y a des réalités objectives et des pratiques très différentes, de la facilitation sans avis donné, au médiateur aviseur qui va poser un avis sur une situation, par exemple en médiation de la consommation. Donc nous avons intégré dans ce livre une compréhension au sens large de la médiation selon les contextes et les besoins.
La configuration d’un dispositif de médiation dépend du besoin, il faut viser le sur-mesure ; la clé de réussite est qu’il soit adapté au contexte propre à chaque organisation, et que toutes les questions permettant d’en assurer la pérennité soient méthodologiquement instruites en amont.
A. Stimec Nous mettons en évidence que les organisations ont besoin de réponses « multi-guichets », parmi lesquelles la médiation, qui n’est pas toujours la solution. Il est important d’être au clair sur ce qu’on propose, de le mettre en œuvre tel qu’on le propose et que cela corresponde à la demande. Le livre propose une grande diversité de situations, qui permettent de réfléchir à cette pluralité de réponses. Il peut avoir des hybridations d’une conception à une autre. Par ailleurs, nous avons tenu à donner des exemples concrets. Les auteurs sont parfois frileux d’illustrer les situations dans les ouvrages de médiation, de peur de trahir la confidentialité. Mais on peut être dans le concret tout en la préservant.
- Vous avez co-écrit le livre avec Arnaud Stimec, quelles sont les différences d’approche ou de regard entre vous ? les complémentarités ?
M. Sepiéter Arnaud est chercheur, universitaire et médiateur. Il pose son regard sur l’historique de la médiation, la notion de conflit, la gestion des conflits. Il analyse, il critérise pour faciliter la prise de repères. Il met en évidence les logiques qui sont à l’œuvre. De mon côté, je travaille en entreprise depuis plus de 35 ans et mon expérience de la médiation est issue des questions auxquelles j’ai été confrontée pour faire exister la médiation dans les organisations. Il nous a semblé que cette complémentarité avait toute sa valeur.
- Quels sont les thèmes que vous souhaitez mettre en exergue à travers votre ouvrage ?
M. Sepiéter Le conflit ne devrait pas être tabou, c’est ce qui nous relie, c’est la marque d’une relation quel qu’en soit sa nature, qui certes à ce moment-là s’exprime parfois péniblement. Il faut avoir conscience que, inévitablement, des difficultés relationnelles peuvent se produire dans nos histoires de vie personnelles ou professionnelles. Comment l’entreprise s’empare-t-elle de ces inévitables frottements ?
Le rôle du management évolue. Internet et le numérique ont changé la donne, les informations, les données, les savoirs sont accessibles de façon quasi instantanée. Les managers sont maintenant plus attendus sur la mise en relation, la compréhension, le sens, l’attention portée aux collaborateurs, qui n’acceptent plus d’être interchangeables, et ont besoin d’être considérés et reconnus. Autrement dit, nous vivons dans une société de « personnes », dans laquelle les différences sont prises en compte mais peut-être pas autant qu’elles le devraient ou que certaines le souhaiteraient.
Il se trouve que la médiation est en cohérence avec les valeurs sociétales actuelles, et qu’elle travaille pleinement ces besoins de reconnaissance et d’individualisation dans ce qu’elle propose de prise en compte de l’un et de l’autre chacun dans son rôle. C’est un outil pour que la diversité humaine dans tout son éventail, puisse se dire pleinement, même dans le cadre particulier de l’entreprise, où chacun qu’il soit collaborateur ou manager a des besoins spécifiques fonction de sa personnalité et du rôle qu’il tient.
A. Stimec On considère que les conflits sont des miroirs des parts d’ombre des organisations.
Il y a un trait commun par exemple entre une direction RH et une direction commerciale. Chacune peut représenter un indicateur avancé de ce qui va se passer chez l’autre. Les conflits entre collègues peuvent être annonciateurs de ce qui va se passer avec les clients.
Je plaide pour que la médiation permette une remontée anonyme de ce qui pose problème, facteur d’amélioration continue de l’organisation : la médiation n’est donc pas uniquement une manière de régler un conflit entre deux personnes mais quelque chose devenant circulant et donnant la possibilité à l’organisation de s’améliorer dans son ensemble. Le médiateur interne devrait pouvoir pointer des récurrences entre les différentes médiations sur lesquelles il intervient, autour de l’interprétation des règles par exemple.
La médiation ne peut pas être une forme d’étouffoir de problèmes qui auraient un caractère collectif. Ce peut donc être aussi une forme de capteur de ce qui se passe dans l’organisation, tout en préservant la confidentialité.
- Quel est l’intérêt et la portée du dispositif de médiation interne à la SNCF ? Ce type de dispositif est-il développé ailleurs ?
M. Sepiéter C’est un dispositif qui était très innovant quand il a été co-construit et expérimenté en 2009/2010 ; il s’est saisi d’un sujet - les conflits inter-personnels- qui étaient à l’époque sous les radars comme dans les autres entreprises.
A la SNCF, la médiation interne est un outil pour les managers, en complément des autres leviers dont ils disposent pour le management de leurs équipes. Le dispositif présente un taux de traitement des situations délicates très intéressant. Par ailleurs, plus une organisation s’occupe des frottements, et moins cela lui coûte. Sur ce sujet, le livre propose des pistes pour calculer le retour sur investissement d’un dispositif de médiation.
Comme je vous le disais, l’utilisation de la médiation en interne a pris son essor ; j’ai initié un club des médiateurs internes en 2011, regroupant maintenant plus de trente médiateurs issus de 20 organisations, tous en responsabilité de médiation dans une entreprise ou assimilé. Ce club nous permet d’échanger sur nos pratiques, de partager nos questionnements, et aussi d’analyser de manière collective les questions qui se posent pour le développement de la médiation interne.
- Médiateur externe versus médiateur interne, alimente régulièrement les échanges de points de vue entre médiateurs. Quels messages avez-vous envie de passer sur le sujet ?
M. Sepiéter Quand on est médiateur professionnel, on connait les risques et les questions qu’on doit sans cesse se poser pour respecter la déontologie très spécifique de la médiation. Le médiateur externe est dans un « contrat de prestation », qui sous-entend une rémunération. Le médiateur interne est dans un « contrat de travail », qui sous-entend un rapport de subordination. Dans les deux cas, que l’on soit médiateur externe ou interne, il faut travailler cette question de l’indépendance du travail du médiateur. Certains clients des médiateurs externes peuvent leur poser des demandes, s’immiscer dans leur processus, voire poser des injonctions. Qui n’a pas, dans ce cas de figure, réfléchi à l’impact d’un refus sur une poursuite de collaboration ultérieure ? En interne, c’est pareil, un responsable juridique, un DRH ou un manager pourrait par exemple « faire pression » sur le médiateur. D’où la nécessaire clarté du cadre à instaurer avec la hiérarchie du médiateur sur cet aspect. Je dirai même plus : en interne, c’est d’autant plus crucial pour le médiateur d’installer le respect la déontologie, car sinon, dans une même organisation, tout se sait très vite … et son activité de médiateur ne fera pas long feu si le crédit confiance n’y est pas.
A. Stimec Nous nous emparons d’un sujet qui ne fait pas l’unanimité chez les médiateurs: cet espèce d’hyperrigorisme selon lequel il faudrait absolument qu’un médiateur soit extérieur à l’organisation. On est parfois plus extérieur quand on est interne et trop interne quand on est extérieur.
La médiation interne ne colle pas avec le modèle de médiation idéal que certains médiateurs se représentent. Mais si cela ne plait pas à tout le monde, on peut réfléchir à la médiation interne avec un vrai souci éthique. On se donne une vraie occasion de penser les impensés et implicites de la médiation, les angles morts de la confidentialité et de la neutralité. C’est une vraie occasion de bousculer des pratiques de médiation qui peuvent ne pas être aussi parfaites qu’on l’imagine.
D’ailleurs les pratiques traditionnelles ancestrales de médiateurs, par exemple en Afrique e l’Ouest, nous amènent à réfléchir à nos évidences très occidentales de neutralité, confidentialité, impartialité. Mais ne pas avoir une approche dogmatique de la médiation, ne signifie pas pour autant d’être sans principes ni éthique.
- De manière générale, qu’auriez-vous envie de dire aux prescripteurs de médiation en organisation, sur le recours à la médiation ?
M. Sepiéter La médiation se développe dans les organisations, comme un outil fiable et porteur pour la bonne gestion des conflits. Le contexte légal est d’ailleurs lui aussi de plus en plus ouvert et favorable à la médiation.
Les prescripteurs de médiation ont la capacité de faire évoluer des situations conflictuelles grâce à trois idées. D’une part, comprendre l’intérêt du tiers. C’est tout à fait intéressant d’avoir clairement conscience que ce n’est pas le manager en tant que tel, mais sa place dans le système qui fait parfois difficulté : on ne peut pas forcément tout dire à un manager ou un acteur RH, en raison, non pas de lui, mais de son rôle dans l’organisation. La médiation propose de passer le relais à un tiers, qui plus est spécialiste des problématiques relationnelles et émotionnelles.
D’autre part, comprendre la proposition de médiation comme une action responsable pour traiter la situation. Le manager ou le RH garde les rênes. Simplement, pendant la médiation, il est ok pour mettre en place une parenthèse où il délègue une action qu’il commandite.
Enfin, l’action des RH, ou d’autres fonctions d’accompagnement ou d’expertise est clef. Là aussi, c’est la complémentarité et la coopération avec leurs actions qui est à mettre en valeur.
A. Stimec J’ai plus envie de m’adresser à la profession des médiateurs car « charité bien ordonnée commence par soi-même ». Ce n’est pas aux prescripteurs de faire un effort. C’est aux médiateurs d’apporter les preuves des promesses de la médiation. Or, je constate que les médiateurs sont souvent frileux, tout en l’appréciant, vis-à-vis du travail de recherche (universitaire) qui pourrait s’intéresser aux effets de la médiation.
Propos recueillis par Nathalie MAUVIEUX, médiatrice.
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