Les conflits relationnels au travail en 2023 (1/3)
Nous démarrons ici une série de 3 articles consacrés aux conflits relationnels au travail aujourd'hui, proposée par Nathalie Mauvieux, présidente du Réseau des médiateurs en entreprise. Cette série sera diffusée dans les prochains numéros de la newsletter du SYME.
1ère partie - Dégradation ou rupture
de communication et de coopération au travail
Un contexte radical de changement qui impacte la relation aux autres
Deux tiers des salariés français sont confrontés à des conflits au travail (1), dont 22% de manière régulière, alors même qu’une grande majorité d’entre eux identifient la qualité des relations au travail comme l’un des facteurs essentiels de l’engagement. Dans un univers de plus en plus concurrentiel, en pleine transformation digitale, les lignes bougent, les repères traditionnels volent en éclat : Il faut être agile, connecté, dématérialisé, s’adapter sans cesse à des environnements mouvants, à des projets de changement vécus comme insécurisants et qui peuvent affecter les grands équilibres relationnels.
« C’était avant le Covid », « c’est depuis le covid », ces propos, régulièrement entendus en médiation, confirment que la crise sanitaire marque un avant et un après. Le télétravail s’impose comme un acquis, voire comme un du ; il bouleverse « l’ici et maintenant » et induit une fragilisation possible du lien aux autres. On travaille ensemble, sur place dans une unité de lieu et de temps, mais on travaille aussi ailleurs, physiquement isolés, sans les espaces naturels de régulation offerts par la proximité dans les locaux et l’immédiateté de l’accès à l’autre.
Du désaccord au conflit : histoire d’une escalade
Si le désaccord n’existait pas, il faudrait l’inventer. Les désaccords sont fréquents et utiles dans les relations de travail : on échange, on s’explique, l’intelligence collective s’exprime, rationnellement. Les points de vue de chacun, même antagonistes, donnent lieu à des décisions communément admises.
Mais il arrive que les désaccords se répètent, s’inscrivent dans la durée. Souvent, un fait déclencheur marque un point de bascule vers la cristallisation du conflit : une réunion annulée, un planning modifié, un partage d’agenda supprimé, une porte fermée, une remarque en public vécue comme humiliante, diffamante ou insultante, des repères identitaires (bureau, photos) déplacés, un mail resté sans réponse, des paroles menaçantes, une rupture dans les habitudes…
Les capacités de raisonnement sont malmenées, le registre émotionnel prend le dessus. Une personnalisation agressive des relations se met en place : le problème, c’est l’autre. Il y a rupture de la coopération, du dialogue ; l’escalade des tensions s’installe avec son lot de présupposés, de prêts d’intention et d’interprétations. Les positions se figent, les perceptions se radicalisent, la communication est rompue.
Les personnes en conflit recherchent des alliés, des clans se constituent, comme par instinct grégaire ; le conflit polarise le collectif concerné. Des habitudes s’ancrent avec le temps : on se méfie de telle personne ou de tel groupe de personnes, on ne dit pas bonjour à telles autres, sans même savoir réellement pourquoi.
Dans une médiation collective où deux équipes étaient en conflit depuis des années, les nouveaux venus épousaient spontanément les normes relationnelles de l’équipe qu’ils intégraient : ils affichaient une distance marquée vis-à-vis de l’autre équipe, parce que c’était comme cela que le service fonctionnait « depuis toujours », indépendamment même des difficultés qui avaient pu fonder, à l’origine, cette distanciation de fait et qui étaient perdues de vue depuis longtemps.
Le conflit modifie et influence les normes de comportement du groupe, il devient le facteur même autour duquel s’organise la dynamique de groupe (2).
Des manifestations caractéristiques et des causes plurielles
Les tensions relationnelles revêtent des traits caractéristiques communément évoqués par les personnes concernées : dénigrement, vexations, ingérences, jugements, directives comminatoires, sentiment d’infantilisation, mises en cause plus ou moins explicites, remarques perçues comme injustifiées, demandes de re-travail, ou encore un non-verbal qui parle, au-delà des mots. Le « bonjour », marqueur indélébile de la qualité relationnelle au travail, est le plus souvent décrit comme absent ou distant, impersonnel ou irrévérencieux.
Si les causes visibles du conflit sont liées à la relation : mal-entendus, sous-entendus, non-dits, ouï-dires, les causes sous-jacentes du conflit sont liées au travail en lui-même et à son organisation : les process insuffisamment définis, l’articulation des tâches ou les délégations imprécises, les périmètres de responsabilités dilués, la latitude d’action en recul, le sens au travail perdu, la sur-charge ou sous-charge de travail continuelles, le manque ou le trop plein de communication, les conflits de valeur, ou encore l’écart entre le travail prescrit et le travail réel, ce travail « vivant » comme l’évoque Christophe Dejour (3).
Le conflit n’est donc pas qu’une affaire de personnalités ou de manque d’affinités, mais d’hybridation entre ce que l’on est et ce que l’on fait, dans un contexte professionnel donné.
Le conflit n’est pas tabou
Le conflit, en idéogrammes chinois, signifie « crise et opportunité ». Le conflit peut ouvrir, faire grandir, transformer positivement : « Merci pour la rose, merci pour les épines » disait Jean d’Ormesson (4). De fait, la médiation se développe très rapidement dans le monde judiciaire et dans la société civile. De plus en plus d’entreprises y font appel, mais les freins sont encore puissants :
- Frilosité des managers, dans un monde du travail où le « pas de vagues » serait une sorte de fil directeur qui supposerait de lisser les situations glissantes, celles qui se voient, qui dénotent d’un problème, faisant du conflit une sorte de tabou. Les réponses apportées au conflit traitent alors parfois de la forme (mutation par exemple) mais pas du fond, et les difficultés peuvent s’exporter ailleurs.
- Appréhension des personnes qui s’interrogent sur le rôle de ce tiers extérieur : « notre service fait l’objet d’une médiation » ai-je déjà entendu, comme s’il s’agissait d’une punition.
- Représentations erronées de ce qu’est la médiation : le terme même de médiation est globalisant et galvaudé, avec un sens qui diffère d’une pratique de médiation à l’autre, la médiation culturelle par exemple n’ayant pas de points communs avec la médiation inter-personnelle au travail.
Un jour viendra, où il sera aussi naturel de faire appel à un médiateur qu’à un expert-comptable, un consultant ou un ergonome…
Des coûts visibles et des coûts cachés
Les conflits au travail coûteraient en moyenne 10 Mds d’euros par mois aux entreprises françaises, en raison du temps perdu à gérer ces situations et de la baisse de productivité qui en résulte (5). Le conflit coûte. Directement et indirectement.
Les coûts visibles, ce sont ces heures passées par tous les acteurs qui se mobilisent, parfois à longueur de temps, comme me le citait un manager « qu’est-ce qu’il va encore se passer aujourd’hui ? les personnes défilent dans mon bureau, et c’est toute la journée, dans des petits drames de tous les jours » ; c’est aussi les impacts sur le collectif, le coût de remplacement des personnes, l’absentéisme qui se répète, le risque de judiciarisation,...
Les coûts cachés sont bien plus insidieux : le déficit d’image, de réputation ; la démotivation, le turnover, liés à une conjonction de facteurs parmi lesquels l’ambiance de travail n’est pas un épiphénomène. Mais aussi des coûts invisibles liés au temps de rumination des difficultés relationnelles, de désengagement, à la souffrance sincère et sans appel de personnes qui réécrivent maintes et maintes fois l’histoire, toujours la même histoire, de façon définitive et sans possibilité d’en sortir.
La dirigeante d’une grande entreprise publique faisait il y a quelques années de la « symétrie des attentions » le fer de lance de sa stratégie de Relation Client : « les salariés heureux font les clients heureux » ; les personnes épanouies dans leur travail délivrent un service positivement apprécié par les clients, dont le regard satisfait rejaillit naturellement sur la fierté au travail et sur l’engagement des salariés ; le désengagement au travail a donc un coût sur la qualité de service et sur l’efficacité, rompant le cercle vertueux entre la performance économique et sociale, entre les résultats de l’entreprise et la satisfaction au travail.
Nathalie MAUVIEUX est médiatrice en Entreprise et en juridictions, consultante, formatrice, et chargée d’enseignement sur la médiation et les modes amiables. Elle est référencée IPRP (Intervenante en prévention des risques professionnels) par la DREETS. Elle est Présidente du Réseau des médiateurs en entreprise et administratrice du Syndicat professionnel des médiateurs SYME.
ecme-mediation.com mediateurs.fr
Notes
1. Etude OpinionWay - 2021
2. Jean POITRAS – Conflit et Stratégie – Médiation de groupe : quand le conflit devient un facteur structurant
3. Christophe DEJOUR – « Le Choix » - Ed. BAYARD
4. Jean d’ORMESSON – Citation prononcée lors d’un interview en 2013, inspirée d’un vers du poète persan Omar Khayyam :« La vie est un verre rempli de roses et d’épines »
5. Etude OpinionWay - 2021
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