Les conflits relationnels au travail en 2023 (3/3)
Nous terminons ici la série de 3 articles consacrés aux conflits relationnels au travail aujourd'hui, proposée par Nathalie Mauvieux, présidente du Réseau des médiateurs en entreprise.
Lire la première partie de cet article
3ème partie : techniques de la médiation au travail
La carte n’est pas le territoire
Avec quelles lunettes, avec quel angle de vue chacun filme-t-il le cours de sa vie ? Au sens propre, un même point de vue, au sommet d’une montagne, donne-t-il toujours les mêmes photos, selon l’endroit d’où on la prend ? Assurément non. A droite du sommet on peut voir une cascade. Mais à gauche du sommet, on ne la voit pas dans le viseur de l’appareil. Pourtant, ce point de vue capturé photographiquement de façon différente, existe réellement pour chacun.
Au sens figuré, le point de vue de chacun est unique aussi. Il est le fruit de sa vision des choses, alimentée elle-même par son parcours de vie, son histoire, ses croyances, son expérience, ses souvenirs… donc complètement légitime, et complètement singulier : « toute vision du monde est un aveu autobiographique, car l’auteur ne raconte que ce à quoi il a été rendu sensible. » (1)
Je me souviens avoir été impressionnée par une personne en entretien individuel qui me l’a exprimé ainsi : « chacun avec sa mémoire a une distorsion des souvenirs, entre ce qu’on entend, ce que les autres ont dit, ça macère, ça remodèle la mémoire et les souvenirs. Le film se réécrit alors qu’il ne s’est pas passé comme ça ».
« On a toujours tort d’essayer d’avoir raison devant des gens qui ont toutes les bonnes raisons de croire qu’ils n’ont pas tort » (2). En médiation, les personnes concernées sont sûres de leur bon droit . La médiation les amène à comprendre aussi le bon droit et la vision des choses de l’autre, sans avoir à être d’accord ; simplement, comprendre que c’est là, aussi.
La médiation, c’est donc entrer dans le point de vue de l’autre, voir avec l’angle de vue de l’autre, même si ce n’est pas le mien.
C’est se libérer des biais qui altèrent le raisonnement, par exemple le biais de confirmation, moteur très puissant dans l’emballement des conflits, qui amène à sélectionner les informations de manière à ce qu’elles viennent à coup sûr confirmer la certitude de son propre bien-fondé.
C’est accepter de parler, d’écouter, et peut-être comprendre comment ses propres convictions sont subjectivement justes mais pas universelles, comment l’autre peut avoir un point de vue différent mais légitime aussi, comment ce que chacun prenait pour sûr et certain, était peut-être une reconstruction a priori d’un édifice conflictuel aux fondations finalement pas si solides.
L’exploration des profondeurs
L’aspect visible du conflit est comme la partie émergée d’un iceberg : les prêts d’intention, les accusations, les positions tranchées et artificielles, le « mais si, mais non » stérile dans lequel les personnes en conflit sont enfermées.
Dans cet espace de dialogue qu’est la médiation, les personnes ont la liberté d’aller vers la partie sousmarine de l’iceberg, dans une incursion immersive vers ce qui ne se voit pas mais qui prend toute la place : ce qui est touché, brisé ou percuté de plein fouet dans la relation. Et qui s’exprime par des affects et des émotions primaires – colère, peur, tristesse, dégoût et tout leur cortège d’émotions secondaires.
« Tout conflit est l’expression tragique d’un besoin insatisfait » (3).
La médiation permet de sortir des faits pour aller vers leurs effets sur les personnes ; elle ouvre l’accès à une authenticité dans les échanges, qui met à jour les besoins fondamentaux, perçus par chacun comme bafoués dans le magma conflictuel : reconnaissance, respect, justice, sécurité, sens, considération, équité, loyauté…
Au début d’une rencontre de médiation, les personnes communiquent souvent à travers le médiateur, qui joue son rôle « d’entre deux » (en latin, le mediator est un « intercesseur ») : il s’assure de l’écoute de chacun par l’autre, accueille les paroles, ouvre les signifiants. Il fait séparation, car la médiation est d’abord un processus de « séparation », comme l’exprime Catherine VOURC’H (4), et non pas de rapprochement et encore moins de réconciliation : séparation d’une représentation figée que chacun avait de l’autre et dont il lui était impossible de se déprendre.
L’après-médiation : ensemble ou pas
Après une médiation, les relations de travail reprennent souvent de façon apaisée, les coopérations sont à nouveau possibles. 7 à 8 médiations sur 10 aboutissent à un accord. Même sans accord, la médiation infuse et fait bouger les lignes, la parole a pu circuler, être entendue, dans ce qui touche à l’essentiel, au plus vif pour chacun.
Il se peut aussi que la médiation accélère une décision d’arrêter la collaboration, d’emprunter des voies séparées, de façon pensée, mûrie, partagée, en toute connaissance de cause.
Un cadre déontologique strict
Qui a raison, qui a tort ? Ce n’est pas l’affaire du médiateur, qui n’a pas d’objectif ni d’intention pour les personnes : elles seules peuvent trouver le moyen de sortir de l’impasse ; c’est de leur seule responsabilité. Le médiateur les accompagne dans leurs chemins de traverse qui les mènera, peut-être, sur un sentier commun si elles décident de s’y engager.
Le médiateur respecte un code de déontologie qui l’engage sur la confidentialité des échanges, et sur une posture « lisse », c’est-à-dire qui ne prend pas position ni parti, ne conseille pas, ne juge pas, n’arbitre pas, ne donne pas d’avis, portant autant d’attention et d’écoute à l’un qu’à l’autre.
Le médiateur pose un cadre et des règles dont il se porte garant pendant la rencontre de médiation : la confidentialité qui engage aussi les personnes, pour que dans cet espace, chacun se sente autorisé à libérer sa parole.
Le respect dans l’écoute et dans la façon de se parler qui est une condition inaliénable pour que l’espace de discussion soit aussi un espace de communication.
Et, bien sûr, la liberté d’être là, ou de mettre fin à la médiation, de demander une pause, un aparté avec le médiateur. L’espace de médiation, et l’issue de la médiation, appartiennent aux personnes, pas au médiateur.
« Beaucoup de difficultés de relations viennent de ce que nous ne prenons pas la peine de nous assurer que nous avons bien entendu l’autre et que l’autre nous a bien entendus : quand on se parle à demi mot, on ne se comprend qu’à moitié » (5).
Le médiateur aide à la transformation de l’implicite en explicite. Il mobilise des techniques d’écoute active, en saisissant à la volée l’impromptu, l’effet de surprise, le chronos et le kairos, le verbal et le non verbal, la clameur des pensées, les silences riches de paroles longtemps retenues, le signifiant et le signifié, les lignes et entre les lignes, les mots et entre les mots.
« Il n’y a pas de faits, il n’y a que des interprétations » (6)
Le médiateur aide à dissocier les intentions et les interprétations, l’interprétation de l’un des intentions de l’autre, les « quand tu as dit cela, j’ai cru que…» ; il aide à mettre à jour le poids de paroles parfois lancées sans intentions conscientes, qui ont eu sur l’autre un effet dévastateur et où chaque mot prononcé compte triple. Il aide à explorer des moments vécus par l’un et l’autre de façon radicalement différente, chacun retenant son récit comme le seul possible en vérité.
Le médiateur, reflet des bien fondés de chacun, a une confiance absolue dans le fait que les personnes ont la clé pour ouvrir le cadenas conflictuel, parce que mieux que quiconque elles savent de quoi il s’agit.
Sa présence empathique, son regard positif inconditionnel tant auprès de l’un que de l’autre, est une invitation au voyage vers une autre forme d’interactions pour des personnes qui, depuis des mois, parfois des années, font du sur-place relationnel.
Des émotions aux besoins : le mécanisme de la reconnaissance réciproque
Dans une société de services, un manager, issu de l’équipe, était en conflit avec l’un des salariés. Ils avaient entretenu des relations amicales pendant des années. Dans la période après Covid, au retour du salarié sur le lieu de travail, un fait perçu comme banal par l’un, et comme une provocation par l’autre, avait mis le feu aux poudres : un mail du salarié à la Direction soulignant des conditions de travail difficiles, avait été interprété par le manager comme une remise en cause intentionnelle de son travail, alors que du point de vue du salarié il s’agissait simplement de factualiser une situation délicate pour en faire un retour d’expérience.
Pendant la médiation, les émotions ont fait leur travail de porte-parole : un manager blessé, en colère, se sentant trahi, inutile, pas respecté. Un salarié triste, humilié, se sentant délaissé, pas entendu, pas calculé. La reprise d’un dialogue sincère, nourri par les émotions et ressentis, a permis de mettre en évidence les besoins de chacun : besoin de légitimité, de loyauté, de respect pour le manager ; besoin de considération, de soutien, de communication pour le salarié. Et finalement un besoin essentiel et commun : celui d’exister, aux yeux de l’autre.
Leur échange leur a permis de mettre à jour que chacun attendait la même chose de l’autre : du lien. La communication approfondie permise par la médiation les a aussi amenés à échanger sur un autre élément déclencheur, jusque-là resté sous silence, qui avait été perçu par le manager comme une « trahison ».
A un stade plus avancé de la rencontre, chacun a pu reformuler ce qu’il comprenait du vécu de l’autre : le salarié dit comprendre que le besoin du manager est d’exister en tant que responsable, que le problème n’est pas tant l’envoi du mail – partie émergée de l’iceberg- que l’effet du mail tel que vécu par le manager. Le manager dit comprendre le besoin du salarié d’être informé et soutenu, et de retrouver la qualité relationnelle qui les unissait avant le Covid. Chacun confirme ou complète la compréhension de l’autre.
Sans cet espace de parole dédié, accompagné et régulé par le médiateur, comment les blessures de chacun auraient-elles pu trouver à s’exprimer, jusqu’au bout, dans l’écoute et la compréhension mutuelle ? Après cette reconnaissance réciproque de la vision de chacun, des pistes de solution concrètes ont été partagées entre eux, de façon spontanée, comme si elles avaient toujours été là, à portée de pas, ces pas de côté précieux en médiation, lieu de parole, d’écoute et de mouvement.
Nathalie MAUVIEUX est médiatrice en Entreprise et en juridictions, consultante, formatrice, et chargée d’enseignement sur la médiation et les modes amiables. Elle est référencée IPRP (Intervenante en prévention des risques professionnels) par la DREETS. Elle est Présidente du Réseau des médiateurs en entreprise et administratrice du Syndicat professionnel des médiateurs SYME.
ecme-mediation.com mediateurs.fr
Notes
1. Boris CYRULNIK – « La nuit, j’écrirai des soleils » - Ed. Babelio
2. Raymond DEVOS, 1973
3. Marshall ROSENBERG – « Dénouer les conflits par la communication non violente » - Ed. Jouvence
4. Catherine VOURC’H, Médiatrice depuis 1999, responsable pédagogique du certificat de compétence « Pratique de médiation » du CNAM de 2006 à 2012. Conduit depuis lors des analyses de la pratique de médiation dans plusieurs associations ou instances de médiation.
5. Thomas d’ANSEMBOURG – « Cessez d’être gentil, soyez vrai »- Les Editions de l’Homme
6. Marshall ROSENGERG – Les mots sont des fenêtres (ou bien ce sont des murs) – Ed. La Découverte
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